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Ancre 1

"J’ai décidé d’être heureux parce que c’est bon pour la santé."

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Un fil de soi




C’est l’aube naissante. Le ciel de la ville raconte des histoires orange et mauves. La lumière retient encore ses particules quantiques. Bientôt elles exploseront. C’est beau. Dans ton bureau, tu retournes et retournes, entre tes doigts, une paire de gants de laine. Tu l’avais achetée pour te rendre dans le Grand Nord. Où vivent encore les ours et les loups. Aux confins des forêts de Russie.


Une main délicate a déposé la paire de gants à côté de ton ordinateur. « Hier soir ». Ce ne peut être que « hier soir ». Tu avais une réunion. En rentrant, tu es allé dormir sans repasser par ton bureau. Ce matin, à côté de la paire de gants, à l’aube naissante, la lumière qui s’ébroue, près de tes cahiers, une lettre. Ecrite à la main. D’une belle écriture bleue.


« Mon Amour,


Je voulais ne rien t’en dire, t’en faire la surprise ou même que tu ne t’aperçoives de de rien.


Il y a quelques jours, j’ai remarqué un petit trou dans un de tes gants. A la jointure entre le pouce et l’index.


Dans tes voyages, aux confins de tes mystères, tu as dû accrocher ce gant à un morceau de bois ou à une aspérité blessante. Ou bien ta main s’est-elle ouverte tellement grande, en signe de bonheur, qu’un fil s’est dénoué. Ou bien un défaut s’était-il d’emblée installé dans la conception de l’ensemble. Je ne sais.


J’ai vu ce gant comme une partie de toi. Blessée. Abimée.


Tu n’es pas là, ce soir. Tu es à une réunion. Je couds. Dans le silence de notre foyer et la lumière tendre du salon. Dans ma trousse de couture, j’ai choisi l’aiguille. J’ai choisi le fil. Oh, je ne suis pas très riche en fils. Heureusement, j’avais du fil noir. Ta paire de gants est noire et grise. J’ai posé devant mes yeux, mes lunettes. J’ai enfilé le fil noir, tortillé avec un peu de salive, dans le chas de l’aiguille. J’ai commencé à coudre.


Coudre est sans doute l’un des verbes les plus difficiles à conjuguer. J’ai cousu. Je cousis. Que je couse. Que je cousisse.


Coudre.


Je faufile, entre les mailles noires et grises, l’aiguille pour rapprocher les bords de la plaie. En croix. Je m’applique. Ce n’est pas facile. Ce geste, je l’ai appris de ma maman, qui l’a appris de sa maman, qui l’a appris de sa maman.


Coudre. Coudre des liens. Réparer des liens. Réparer des êtres. Je couds et je pense à tout cela qui est si beau.


C’est un petit trou dans un gant. Mais c’est un immense trou dans l’Humanité. Un petit trou, une figure fractale qui présente une structure similaire à toutes échelles.


C’est ton gant que je répare. C’est l’Humanité que je répare. C’est ta blessure dont je prends soin. C’est la blessure universelle dont je prends soin. C’est ma main qui, de ses doigts fins, souples et tranquilles, offre le meilleur d’elle. Ce sont mes yeux, attentifs, vifs, lumineux qui scrutent au plus petit, au plus infime, le fil, les mailles, le coton. C’est le mouvement d’instinct, dans mon ventre, qui sait que le bonheur réside dans l’attention offerte.


Je voulais ne rien t’en dire.


Recousant ton gant, me sont venues tant de belles pensées.


Je désire les partager avec toi.


Recousant ton gant, il y avait, dans notre salon, un silence que je n’avais jamais perçu. Un silence où passent des anges ou des ondes ou des énergies… Un silence qui vient se poser sur le corps, l’entourer, le protéger, l’aimer. C’est très étrange ce que j’ai ressenti. Comme si j’étais « dans » l’amour.


T’aimant, je me sentais aimée.


Equilibristes de la béance, mes pupilles voyageaient au plus sensible des fibres. Pour recoudre ton gant avec soin, je l’ai enfilé. Faufiler ma main où s’est faufilée la tienne. Faufiler ma main où se faufilera la tienne.


C’est peut-être cela le secret.


Le secret de la joie.


Enfiler la béance de l’autre pour la ressentir.


Chercher à la réparer.


Découvrir d’où vient le froid.


Colmater les fissures.


Enfiler la peau de l’autre, un temps, pour ressentir où il est blessé, où il a mal.


De ses plus nobles forces, s’appliquer à recoudre.


On n’y parvient pas toujours.


C’était un petit trou dans un gant. C’est un immense trou dans l’Humanité. J’ai vu que la plaie était refermée. J’ai accompli les noeuds essentiels. J’ai coupé, d’une paire de ciseaux précis, le dernier fil dépassant.


J’ai déposé tes gants sur ton bureau.


Et je t’ai écrit cette lettre.


D’un simple geste, s’est ouvert le Monde.


Je pense aux hommes et aux femmes qui nous entourent. Le facteur qui sonne à la porte, ding, dong, un colis pour vous, voici. La voisine qui emménage, les bruits de foreuse, rhiiii, dans le mur mitoyen. La caissière de la grande surface qui scanne, tip, ma carte EXTRA. Je me demande pour chacun d’eux, pour chacune d’elles, où se trouve la déchirure de leur gant.


Tes gants de laine, nous les avions choisis ensemble, pour que tu partes serein au pays des glaces et des neiges, des loups et des ours, en bordure de cette mer gelée en hiver qui lèche la Russie, la Finlande, la Suède… Pour que tu n’aies pas froid.


Ce soir, d’un fil de tendresse, j’ai œuvré à refermer une plaie.


Qu’aucun loup, qu’aucun ours, qu’aucun froid n’y entre.


Je t’aime. »


Tu as relu la lettre. Le soleil s’est levé maintenant. Tu as revisité les mots bleus comme on regarde partir des montgolfières colorées, dans un ciel virginal, poches de silences rares. A petits battements de cils. A respirations précieuses. Rares sont les lettres belles.


Tu observes la couture en croix. Tu y frôles la pulpe de ton index. Tu y poses le tendre de tes lèvres. Depuis toujours, tu aimes doser par le sensible de tes lèvres la finesse des choses. Tu embrasses la couture. Tu respires les doigts fins parfumés. Tu inhales l’âme que tu connais.


Tu te souviens de ta maman qui cousait des nominettes dans tes vêtements d’enfance. Tu te souviens du bouton blanc cousu dans le col de ton manteau rouge pour y accrocher ton bonnet de laine. Tu te souviens de tes moufles bleues cousues à un long élastique traversant les manches de ton paletot. Tu te souviens de ces lumières. Un sanglot nait derrière tes yeux.


Sublimes tendresses.


L’amour, offrir à l’autre, un fil de soi.












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