
Tu t’en souviens.
Tu t’en souviens, cette aire d’autoroute sur le retour des vacances. Des dizaines de femmes et d’hommes et d’enfants. Aux jambes dorées de soleil. Aux cheveux blonds. Aux casquettes. Aux shorts. Aux robes. Aux cris. Aux chiens qui lapent de l’eau, à l’ombre, dans des gamelles en Inox. La longue file indienne pour payer le carburant. Et toi qui remontes le flux des humains pour te rendre aux toilettes. Attention, pardon, oups. Et là, à terre, tombé d’un rayon, un roman. Un roman tout neuf. Un roman que personne, sauf toi, ne semble voir. Un roman tombé d’un rayon. Et les gens qui défilent, passent et repassent et se pressent. Et toi qui t’arrêtes. Plies les genoux. Prends le roman dans une main. Et le remets à sa place, dans ce rayon d’où il vient, là où une autre main l’avait agencé.
Tu t’en souviens.
Tu t’en souviens, cette grande surface, un jour de barbecue. Il fait beau, ce samedi, et c’est l’été, alors, on se dit qu’on va prolonger les douceurs, les lumières, les agapes. Une liste accrochée à la barre de ton Caddie, tu lis : Salade, rosé, viande, eau pétillante… Un homme emboutit ton chariot. Pardon, désolé,
oups. Tout le monde replonge dans sa liste. « Un préposé rayon boucherie est demandé au centre d’accueil ». Vertige. Le monde s’affaire à décrypter la date de péremption sur les trois dernières dorades de la poissonnerie. Tu cherches du thé de lavande. Et là, à terre, à tes pieds, un sachet de chips. Tombé d’un rayon. Un sachet de chips. On dirait que toi seul le remarques. Les hommes, les femmes, les enfants, les chaussures, les sandales, les pieds n’y prêtent pas attention. Alors, tu plies les genoux. Tu t’accroupis. Tu ramasses le paquet. Tu le replaces dans le rayon d’où il vient, là où une autre main l’avait disposé.
Tu t’en souviens.
Tu t’en souviens, cette promenade en montagne et cette chaleur étouffante qui donnait à ton cœur des battements singuliers, un peu étranges parfois. À mille miles tout lieu habité. Les odeurs de pin. Le crissement des pommes et des aiguilles sous tes godasses. La carte des sentes et sentiers de la région entre tes mains. La sueur qui détrempe ta chemise de lin au contact de ton sac à dos bleu, le sac de ton pique-nique, de l’eau, de la pomme, de l’œuf dur. Le passage d’une biche et son faon. L’aboiement de la biche quand elle s’enfuit dans les buis. Tu ne savais pas que les biches aboyaient. Incroyable. Et là, dans un recoin du sentier, une pièce de moteur que tu identifies comme un genre de filtre de « quelque chose ». Tu n’y connais rien en voiture. C’est gras. On dirait de l’huile de moteur. Un 4x4 est passé ici. Et ici, à mille miles de tout lieu habitué, un humain a oublié un filtre gras au milieu d’un paradis. Alors, d’un bâton, tu as accroché le filtre à ta vie. Tu as continué la promenade avec ta trouvaille au bout de ton bâton. Deux heures de marche. Le filtre, tu l’as jeté dans un conteneur proposé à l’entrée d’un village.
Tu t’en souviens.
Tu t’en souviens, ce périple en vélo. La lenteur du deux roues et la proximité de la route permettent de voir plus distinctement. Tu profites, alors. Tu regardes, alors. Tu admires, alors. Le paysage. Les villages qui défilent. Les montées. Les descentes. Les alternances d’ombre et de soleil. Ouf, tu as bien protégé tes épaules et tes cuisses. Protect et bronze FPS 30. Et là, dans le fossé d’un virage serré, les restes d’un accrochage sans doute, des morceaux de civilisation. Un pare-chocs. Oh. Un phare. Oh. Sur une route de campagne où ne passent que dix voitures par jour. Tu poses les pieds sur le bitume brûlant. Une mouche -mais d’où vient-elle ?- semble chercher de l’eau à tes lèvres. Tu la chasses. C’est un pare-chocs en plastique. Pas très lourd donc. Le phare, tu peux le glisser dans une fonte. Le pare-chocs, une, deux, trois, tu parviens à le fixer à l’arrière de ton vélo. Tu iras jeter cela à la déchetterie. Plus tard.
C’est inscrit à l’intérieur de toi comme une impossibilité de vivre d’autre façon.
Quand tu t’agenouilles, dans les grandes surfaces, dans les shops sur les aires d’autoroute ou partout ailleurs, quand tu portes sur le dos, ou au bout de tes bras, des pièces humaines jetées, déjetées, abandonnées, tu l’accomplis comme une prière. Tu penses à la Voie lactée. À ses 100 à 400 milliards d’étoiles. Tu penses à l’ordre du Cosmos qui semble demander qu’on ne le perturbe pas. Cet ordre, c’est un mystère. Tu le sais quand tu vas, dans la nuit, regarder les Étoiles, dans les montagnes, loin
de toute distraction lumineuse. La Voie lactée te rappelle à ta petitesse. Et les Étoiles font silence. Elles semblent te demander un soin.
Un soin.
Tu t’en souviens.
Tu t’en souviens, cet homme qui, sans se lasser, parcourt le fleuve à bord de son kayak jaune. Pour ramener à terre, chaque jour, quelque vingt kilos de sacs, vêtements, bouteilles. De tout. Tu t’en souviens, les habitants de ce village coquet du bord de Méditerranée qui, en septembre, après le passage des transhumances d’été, dessinent un râteau sur les plages et les montagnes. Ils donnent de leurs efforts. Ils donnent de leurs soins. Incapables d’autre chose. Des kilos et des kilos de sacs, vêtements, bouteilles. De tout.
Tu t’en souviens.
Tu t’en souviens, tes instants de silence. Tu t’en souviens, tes méditations sous les Lunes et tes songes sous les Étoiles. Tu t’en souviens, tes interrogations à parcourir, les pourquoi et les comment.
Il t’apparaît que la Terre demande d’être caressée comme la peau d’un amoureux ou d’une amoureuse. Là où il aime. Là où elle aime. Au rythme qu’il aime. Au rythme qu’elle aime. Tendrement. Délicatement. Longuement.
Tu piétines la Terre parce que tu manques d’Étoiles. Tu veux dire « Tu manques d’Étoiles à contempler, à méditer ». C’est peut-être cela. Par trop de lumières, nous n’écoutons plus le noir et les brillances millénaires. Par trop de mouvements, nous ne voyons plus le calme nécessaire.
Quand tu te baisses et t’agenouilles, parfois, tu l’accomplis comme une prière.
Tu parles aux Étoiles.

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