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Sortir de son corps ou entrer dans son Être ?



Par Jocelin Morisson


« Je rêvassais allongée sur le canapé, quand soudain je me suis vue depuis le plafond. J’étais totalement insensibilisée et en apesanteur, je me voyais à 1,50 m au-dessus de mon corps. En réalisant que la situation n’est pas normale, j’essaie de "rattraper ma pensée" et j’ai la sensation de tomber brutalement dans mon corps », se souvient Caroline.


Alors qu’il existe des millions de témoignages de ce genre, n’est-il pas tentant de prendre le phénomène de sortie hors du corps au pied de la lettre ? Il est en effet la promesse de voyages extraordinaires et suppose en outre que, si une part de nous est capable de s’affranchir des limites du corps physique, elle pourrait aussi survivre à son extinction. Pourtant, la science n’a pas à ce jour validé l’authenticité du phénomène et l’explication classique est qu’il s’agit d’une forme d’hallucination résultant d’un défaut d’intégration des informations sensorielles. Pourquoi ce hiatus entre des expériences décrites depuis la nuit des temps et ce dédain scientifique ? D’une part, parce que la science moderne s’est construite sur le rejet des croyances et superstitions, en particulier religieuses. L’existence d’une âme, de « corps subtils » ou d’une entité immatérielle capable de s’affranchir des limites du corps appartient à ce registre religieux ou ésotérico-spirituel. Ensuite, les quelques expériences menées ont reposé sur l’idée globalement « naïve » qu’un sujet capable de produire la sortie du corps à volonté devrait simplement se concentrer, sortir de son corps, aller voir une « cible » dans une autre pièce, et revenir pour la décrire. Mais il se trouve que le phénomène est difficile à produire à volonté et surtout à contrôler. Lorsqu’il se trouve « hors de son corps », le sujet n’est plus tout à fait lui-même. Il a certes de nouvelles facultés mais c’est au détriment de ses capacités ordinaires de concentration et de poursuite d’un but. Ainsi, les sujets doués qui se sont prêtés à ces recherches se sont souvent retrouvés à « partir » ailleurs que là où on leur demandait d’aller, parce qu’ils étaient simplement « attirés » par autre chose qui, dans l’état modifié de conscience où ils se trouvaient, avait soudain plus d’intérêt que la cible qu’on leur demandait de visualiser.


Retournement de perspective

Dans mon livre Expériences hors du corps, je me penche sur ce que disent de ce phénomène les religions du dharma (dont l’hindouisme et le bouddhisme), ainsi que le taoïsme. On a là un véritable retournement car, dans ces traditions, il ne s’agit pas tant de sortir de son corps que d’entrer plus profondément dans son être ; étant entendu que l’être véritable est la conscience subtile et ses multiples couches, enveloppes ou « fourreaux » (koshas). Tout comme l’exploration de l’âme individuelle chez Plotin conduit à connaître « l’âme du monde », l’exploration de l’être intérieur revient à découvrir l’univers entier, car après tout ce dernier n’existe que dans la conscience, et nulle part ailleurs. Ainsi l’historien des religions Mircea Eliade parlait d’enstase plutôt que d’extase pour décrire l’expérience du samadhi, qui ne serait pas tant une sortie de soi qu’une arrivée au plus profond de soi, ce qui revient paradoxalement au même. Dans les Sutras-Yogas, le sage Patanjali cite parmi les siddhis la faculté de voler dans les airs, que certains interprètent au sens propre (avec le corps physique) et d’autres au figuré (via un corps subtil). On lit ainsi dans ce texte que « la triade concentration-méditation-enstase (dharana- dhyana-samadhi) (…) appliquée à la relation entre le corps et l’espace vibrant et accompagnée de la méditation sur des objets légers comme le coton, permet le vol magique. » Selon une autre traduction, il est fait mention que « par Samyana sur la dimension subtile du corps, puis par son identification à la légèreté du duvet de coton, on se déplace dans l’espace. »


Jusqu’à l’immortalité

Du côté du bouddhisme tibétain, le « yoga du rêve » est un entraînement à devenir lucide pendant le rêve pour prendre conscience qu’il existe un continuum entre l’homme conscient qui rêve et le rêveur qui devient conscient, amenant à la réalisation que la réalité ordinaire comme celle du rêve sont finalement toutes deux des illusions, par opposition à la réalité ultime appelée « claire lumière ». Lors d’échanges avec des intellectuels occidentaux, le dalaï-lama lui-même a décrit cet état distinctif du rêve dans lequel un « corps spécial de songe est créé à partir de l’esprit et de l’énergie vitale à l’intérieur du corps. Ce corps singulier est capable de se dissocier entièrement du corps physique grossier et de voyager n’importe où (1). » Avec sa malice habituelle, le dalaï-lama a enfoncé le clou avant d’éclater de rire : « Et puis, bénéfice accessoire de ce corps de songe, on peut jouer les parfaits espions ! »


Quant au taoïsme, la base du travail (méditation, respiration, visualisations) repose sur la notion d’alchimie interne, ou cinabre interne (Nei dan). Le taoïste abolit également les frontières entre extérieur et intérieur et transpose dans le corps le monde naturel et le monde sacré avec ses paradis, enfers, divinités, immortels et démons. On retrouve là aussi la correspondance entre microcosme et macrocosme qui sera mise en avant dans l’alchimie d’Occident, via Apollonius de Tyane puis Hermès Trismégiste. En alchimie taoïste, au premier niveau, il faut entraîner le yang shen, un méta-esprit nourri par un jing (énergie physique ou trame de vie/principe vital) et un qi (énergie subtile/souffle vital) de haute qualité. Le travail consiste à affiner le jing pour sublimer et renforcer le qi, puis affiner le qi pour le transformer en shen, puis affiner le shen pour l’intégrer à la vacuité. Dans ce travail de base, l’expérience de sortie du corps peut se produire de manière répétée et faire croître le yang shen qui devient ling shen. L’expérience de sortie du corps n’est cependant pas le but principal et, de toute façon, tout se produit « dans » le corps qui contient le monde. Dans un premier temps, ling shen doit rester proche au-dessus de la tête une fois qu’il a quitté le corps, et ne pas flotter au loin, puis il faut immédiatement le réabsorber. Une fois que ce processus est maîtrisé, il peut s’éloigner davantage, puis voyager loin du corps physique…


La question de la sortie du corps en alchimie taoïste est technique plutôt que théorique : les limites du corps physiques semblent réelles seulement sous certaines conditions et la capacité de l’esprit à exister hors du corps est naturelle. Selon certains écrits, cette pratique est moins destinée à se préparer à la mort du corps physique, comme dans le bouddhisme tibétain, qu’à explorer la réalité de l’esprit, de la vie et du temps et ainsi à augmenter la longévité, jusqu’à l’immortalité.










 

(1) Dormir, rêver, mourir. Nil éditions, 1998

Pour aller plus loin :

Jocelin Morisson, Expériences hors du corps, éd. De Vinci, février 2022.




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