Je t’écris d’un village dont je tairai le nom.
Ses ruelles, ses maisons, ses tuiles rondes ne m’en ont pas donné l’autorisation. « Ici » se gagne guidé par un instinct. Ou guidé par le doigt du Cosmos. C’est dans les montagnes. En Espagne.
Lorsque je suis arrivé « Ici », la veille, sur la route de mon voyage, je m’étais fait piquer par un frelon. Au pied. Une douleur aigüe. Comme dix piqûres de guêpe. D’heure en heure, mon pied a gonflé, est devenu plus douloureux, a rougi. J’ai pris la décision d’aller consulter le médecin des sept villages.
Les sept villages sont disposés dans un vaste bol naturel agrémenté de buis, de pins, de ravins, de caillasses et de poussières. Le jour, les villages « terre cuite » ressemblent, de loin, à des mamelons de mères. La nuit, on dort, on s’aime, on prie, sous la voie lactée et les étoiles innombrables.
Manuel, le médecin consulte dans le village qui fait office de chef-lieu. El Pueblo.
Je suis entré dans son cabinet. Il m’a accueilli. M’appelant par mon prénom. Il a inspecté mon pied. Et mon regard. Et mon âme. Cinq minutes plus tard, j’avais reçu trois piqûres, une, deux, trois, voilà, dans les fesses. On ne rigole pas avec les piqûres de frelon qui ont mauvaise mine. Ensuite, nous avons parlé.
« Merci, docteur. Merci de votre gentillesse. Merci pour vos yeux très clairs et très purs. Ils m’inspirent l’amour. Je n’y lis que de belles choses. Des phrases bleues piquées de Soleil. Des phrases qu’on n’entend plus trop de nos jours. Surtout dans les villes d’où je viens… » Les yeux de Manuel dardaient mon âme. A la recherche de phrases inscrites dans les miens. C’est merveilleux, parfois, les regards. Alors, je me suis laissé aller à la confidence.
« Merci pour les études que vous avez réalisées. Assis, des jours, des mois, des années devant vos livres, vos formules, vos atlas. Sacrifiant une partie de votre jeunesse. Merci pour les hommes, les femmes, les enfants que vous avez soignés avant moi, vos peurs, vos doutes, vos fatigues, vos larmes aussi. Merci, merci, merci… Nous avons tant et tant besoin des médecins et de toutes les personnes qui nous soignent. »
Alors, Manuel m’a demandé ce que je faisais dans la vie. Il m’a dit la phrase telle que je te la retranscris : « Et vous, c’est quoi, votre métier, Benoît ? »
J’ai répondu « poète ».
Alors, dans les yeux de Manuel sont passés des dizaines de livres. Des dizaines de poèmes ont dansé. Des centaines de chansons se sont mises en mouvement. Et ses yeux se sont éclairés d’un cran supplémentaire dans la densité des lumières. Miguel de Cervantes, Federico Garcia Lorca, Pablo Milanés, Silvio Rodriguez, Suylèn Milanés, Gabriela Mistral, Pablo Neruda, Jorge Luis Borges, Ana Maria Matute, Carmen Laforet, Emilia Pardo Bazan… « Nous avons besoin des poètes, Benoît. Les poètes nous soignent. Je vais souvent me promener dans un petit bois près du village ibérique. Vous le connaissez, le village ibérique ? Si vous ne le connaissez pas, demandez aux gens du village. Demandez qu’ils vous renseignent le chemin. Oh, il ne reste que quelques pierres dans un bois. Ce bois m’interpelle. Quand je suis dans ce lieu, j’ai l’impression que des êtres me regardent. Et me parlent. Des êtres ou des esprits. Je ne sais pas. Là, je ressens une grande poésie. On a besoin des poètes… »
Le docteur Manuel me regarde encore. Il rayonne de tendresse et de bonté.
« Vous allez bien, Benoît ? Parce que je vous ai injecté beaucoup de toxiques, là. Vous allez bien ? Parfait. Moi, il y a un auteur que j’aime bien. C’est Albert Camus. Vous le connaissez ? J’ai besoin de son esprit clair et lumineux. J’aime lire et relire les lettres qu’Albert Camus et Maria Casarès se sont écrites. Maria Victoria Casarès Pérez. Née en Galice. Vous la connaissez ? Leur correspondance. Entre 1944 et 1959. Un sommet d’amour. Pas facile. Ce sont de belles lettres. Je les lis en français. Albert Camus me manque. Maria Casarès aussi… »
Manuel se lève de sa chaise et rejoint la fenêtre du dispensaire qui donne sur la montagne.
« Les poètes sont aussi importants que la pénicilline et les corticoïdes, Benoît. »
Il laisse passer un long silence.
« Les poètes soignent. D’un corps meurtri, ils font une merveille. D’une guerre, ils font un roman. D’une intuition, ils créent une génération. Les hommes et les femmes qui écrivent ont cette chance. Ils éclairent les autres. Les poètes, c’est la pénicilline et les corticoïdes de l’âme. Vous n’êtes pas d’accord avec moi ? » Moi, je ne dis rien. Aucun mot ne me vient. Je suis assis sur la chaise du cabinet de consultation. J’ai un peu mal aux fesses. Autour de moi, ça sent le désinfectant. Il y a des boîtes jaunes où jeter les aiguilles usagées. Je remarque une mallette d’urgence rouge avec un défibrillateur. A-t-il sauvé des vies, déjà ? Une armoire en métal, vitrée, avecdes dizaines de boîtes de médicaments bien rangées, bien ordonnées. Du sérum physiologique. Des seringues. Des aiguilles. Toute la science et l’intelligence de l’être humain venue à pieds d’Hippocrate et de la nuit des temps. La poésie. Qu’en dire ?1
La poésie. C’est mon amie. C’est mon ennemie. Elle me hisse au sommet de certaines vagues presque à en toucher le Soleil. Elle m’engloutit dans les remous sombres des tempêtes où vivent encore des monstres. Elle me fait aimer. Elle me fait admirer. Elle me fait contempler. Elle me fait tordre l’ombre en lumière. Je suis un chercheur d’or alchimique. Et cet or, je le trouve dans la caresse amie. Ou, ce jour, dans les yeux de Manuel. Au milieu de nulle part. Dans une région et dans un village dont je tairai le nom. Parce que ni le vent, ni la lumière, ni les orages, ni la poussière des chemins ne m’en ont donné l’autorisation. Je suis rentré dans ma maison. J’ai dormi une nuit sans rêve.
Au petit matin, mon téléphone affichait un message sur WhatsApp.
Je te l’écris comme je l’ai reçu. « Bonjour, Benoît. Je suis le médecin. Comment allez-vous ? »
La poésie.
La poésie, c’est la pénicilline et les corticoïdes de l’âme.
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