Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Nous nous côtoyons depuis une dizaine d’années. Je ne connais rien de la main qui t’a plantée. Je ne connais rien de ton âge. Cinquante ans, cent ans. Tu cours sur la façade arrière d’une maison de pierres ocres. Tes feuilles sont d’un vert extrême en été. Elles se colorent de rouille et de cuivre en automne. Je ne connais rien des conversations que tu as entendues. Mots d’amour. Mots de colère. Mots de morts. Mots de vie. Je ne connais rien des mains qui ont cueilli tes fruits. Mains de femmes. Mains d’hommes. Mains de disette. Mains d’abondance. Nous nous côtoyons depuis une dizaine d’années, jour d’automne où je suis devenu responsable de toi. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Tu montes haut, très haut, sur ce mur de pierres. Quelques insectes bourdonnent autour de quelques vieux raisins immatures, secs, sans vie. L’année où je suis devenu responsable de toi, tu m’as donné des grappes par dizaines. Un raisin merveilleux. Un raisin d’or. Croquer tes fruits, c’était faire exploser le soleil, la rosée, la fontaine, le sud et la vie entre mes dents. Tu m’as donné tant de grappes dorées cette année-là que, fièrement, j’ai distribué ton cœur, ton âme à mes amis. Mes amis, je leur parlais de toi en disant « Ma vigne ceci... » ou « Ma vigne cela... » Je ne connaissais même pas le nom de ton cépage.
Du Chasselas. Pour moi, ton raisin était blanc et c’était tout. Tous mes amis m’ont félicité pour ton merveilleux raisin. Fier, j’étais. Et puis, ce fut l’hiver. Un de tes bois passait devant une fenêtre de la maison. Ça faisait de l’ombre. Je l’ai coupé. Le jour où j’ai coupé ce bois, j’ai fait disparaître aussi un nid d’oiseau. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. L’hiver est passé, ensuite le printemps et l’été. En août, j’ai vu, sur toi, sur ton corps, des dizaines de grappes. J’ai attendu septembre. Plus les jours avançaient, plus tes raisins se racrapotaient comme si, en leur cœur, la vie se fanait. Cette deuxième année, tu m’as donné deux ou trois grappes d’un raisin avare. Mes amis m’ont demandé : « Alors, le raisin de ta vigne ? » J’ai répondu à tous : « Ce n’est pas une année à raisin... Il faudra attendre l’année prochaine. » Et puis, l’année d’après, ce fut le même phénomène. Des promesses de raisins en août et des raisins sans vie en septembre. « Je suis désolé, il faudra attendre l’année prochaine. » Je me suis dit qu’il fallait sans doute que je te taille. Sur Internet, j’ai regardé des tutos. Je t’ai taillée. J’ai posé une échelle contre toi. Sans te parler. Sans t’écouter. Sans t’admirer. Sans te respirer. Je t’ai taillée. Sans amour. Clac. Clac. Clac. De t’écrire ces mots, j’en ai mal aux membres, aux bras, aux doigts, aux phalanges. Je t’ai taillée. Sans un regard. Sans une parole.
Sans une caresse. Sans une écoute. Sans rien. Sans me soucier de la saison. Sans me soucier du mouvement de la lune. Sans me soucier du flux de la sève en tes bois, en ton âme, en ton cœur. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. D’année en année, j’ai redit la même phrase à mes amis. « Ce n’est pas une année à raisin… » Oh, je ne suis pas resté sans rien faire. Je t’ai aspergée de bouillie bordelaise. Je t’ai aspergée d’un produit à tenir loin de la portée des enfants. J’avais acheté ce produit dans une grande surface. Un produit qui a tué, en tout premier lieu, mon intelligence et ma grâce. Il me coûte aujourd’hui, d’être, authentique face à toi. J’ai interrogé sans passion un viticulteur de Champagne. Sur les hauteurs de Reims. Je lui ai expliqué en deux mots les problèmes que tu me causais et ma mauvaise humeur. Le viticulteur a prononcé un mot que je ne connaissais pas. Oïdium. Il m’a dit de t’asperger de souffre. Alors, je t’ai aspergée de souffre. Avec un pulvérisateur qui ressemble à un lance-flamme. Bouillie bordelaise, produit à tête de mort, souffre. Tu es restée avare de raisins dorés. Oh, ma vigne. Ces dernières années, les seuls mots que je t’ai adressés furent des menaces. Je t’ai dit : « Si l’année prochaine tu ne donnes rien, je t’arracherai de la terre. Je replanterai une autre vigne, plus jeune, plus vigoureuse, plus généreuse. Te voilà prévenue. »
En ce début septembre, je marchais un peu par hasard et pour la première fois, jusqu’au potager de Francis. Je ne savais pas que Francis avait une vigne. Je la vois, là, au centre de son terrain. Une vigne formidable. Une vigne éclatante aux raisins vermeils gorgés de danses et de joies. Je lui ai parlé de toi, de tes raisins secs et pauvres. Moi, perdu devant toi. Toi, en bout de vie. J’ai demandé à Francis de venir te rendre visite. On a pris rendez-vous. Francis est venu, le lendemain matin, à l’heure dite. Il est entré sur le terrain. Les yeux curieux du moindre rayon de soleil. Il a passé les mains sur tes bois. Il a caressé ta peau rugueuse. Il a passé les mains sur tes feuilles. Il a glissé les yeux sur tes membres et sur l’invisible en toi. Ses mains de tailleur de pierre se sont montrées d’une immense douceur sur ton écorce. Francis m’a dit : « Ta vigne a mal ». Alors, Francis m’a montré le morceau de fer torsadé autour d’un de tes bois. Tu es étranglée. Il m’a expliqué ce bois lourd, fatigué, en souffrance, et qui aspire toute ton énergie. Tu es à bout de souffle. Il m’a montré ces tuiles disposées à ton pied et qui empêchent le soleil de te caresser, la lune de te raconter des histoires que les hommes et les femmes ne comprennent pas toujours mais qui sont essentielles. Tu étouffes. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Je te maltraite. Francis te caresse. Avec une tendresse inouïe. Il m’a dit que tu étais une vigne merveilleuse et pleine de promesses. Qu’il m’en offrait toutes les garanties. Ensuite, Francis m’a parlé de sève, de sarments, de bourgeons, de rameaux, d’entrecœur, de saisons, de grapillons, de regards. Dans le son de sa voix, j’ai cru qu’il me parlait d’amour. Il m’a dit : « Tu dois t’occuper de ta vigne. Je t’apprendrai... » Ma vigne, je n’ai pas pris soin de toi. Francis a promis de m’apprendre. J’ai lu dans ses yeux que c’était vrai. Il a sans doute lu dans mes yeux que j’étais prêt. Ma vigne, je viens te présenter mes excuses. Cette année, nous allons prendre soin de toi. Caresser tes bois. Parler à tes rameaux. Écouter la sève qui coule en tes artères. T’aider à ne plus avoir mal. Je vais te regarder. T’écouter. Humer ton âme. Francis m’a dit que dans un an tu pourrais porter à nouveau des fruits gorgés de vie. Je le crois. Ce soir, j’ai honte de ce calvaire que je t’ai infligé. Dix ans de douleurs. Je n’ai pas compris ta détresse. Je souhaite que tes feuilles entendent encore les secrets chuchotés. Je souhaite que des mains de femmes, d’hommes et d’enfants continuent de se nourrir de toi. Je souhaite que les oiseaux, les bourdons et les rêves continuent de vivre en harmonie près de ton souffle. Ma vigne, puisses-tu me pardonner mes errances. Mon manque de tendre. Mon manque de sacré. Puisses-tu. Me pardonner.
écrivain
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