Depuis quinze ans, je nomadise un mois ou deux chaque année. Je pars sans raison apparente, j’entreprends un voyage vers l’ailleurs, l’ailleurs de moi. Peut-être celui que je ferai un jour lorsque je délaisserai ce monde pour un Au-delà, en passant par le chemin du vieillir, du deuil de soi et des liens – mais pas de l’amour.
Et d’ici-là, les répétitions sont importantes : chaque chemin en devient l’apprentissage. Il n’est certes pas une fuite, mais des retrouvailles avec moi, en présence avec ce cœur qui s’élague, se creuse. Partir pour m’exercer au jour du Grand Départ.
La marche, une histoire d’Humanité
Enfants, nous avons appris à marcher en traversant notre peur de tomber, en osant le risque, en goûtant la saveur du lâcher prise, poussés par cette folle envie de vivre ! Marcher et découvrir notre liberté d’exister, de se redresser après la chute et l’adversité. L’espèce humaine a suivi bien avant nous ce même désir ; elle s’est redressée pour s’éveiller à son humanité – dans les deux sens du terme, qu’elle soit comprise comme dimension de mansuétude ou sa nature d’homme – grâce à la marche, il y a de cela un ou deux millions d’années, selon le continent où la bipédie est apparue.
Puis, nous avons peu à peu quitté notre état de nomade afin de nous installer dans la sédentarité, jusqu’à aujourd’hui. Notre santé physique, émotionnelle, psychique s’en est ressentie, voire affaiblie.
Et cet appel à la transhumance ne cesse de nous faire du pied ; cette fois, elle a changé de nature. Dès lors, le nomadisme d’aujourd’hui, dans nos sociétés d’abondance, ne serait-il pas devenu un mode de vie motivé, non plus par la recherche de nourriture matérielle, mais bien par la quête de nourriture spirituelle ?
Les bienfaits de la marche
La science montre que la marche empêche nos corps de rouiller ; elle stimule la circulation du sang, l’oxygénation des poumons ; elle élimine les toxines, libère nos endorphines, renforce notre courage, lutte contre la dépression et nous aide à nous redresser dans la tempête…
La marche nous apprend la présence à soi; elle nous invite à admirer la nature et nous questionne sur notre place dans l’univers; elle nous permet de prendre distance avec nos soucis, nous questionne et nous aide à mieux comprendre notre vie ; elle nous aide à faire rupture avec nos souffrances – qu’elles soient deuil, choix de vie, séparation, maladie – ; à nous redresser cette fois dans notre force mentale et psychique de la même manière que nous avons redressé notre corps par la bipédie. Elle favorise la réflexion, produit de la pensée neuve ; elle inspire notre
écriture…
Mais encore, la marche nous convie au cheminement intérieur, à découvrir nos paysages intérieurs, mais aussi, à y entendre l’appel de notre âme et de Dieu pour les croyants.
A ce propos, l’histoire suivante, véridique, illustre magnifiquement cet appel de notre âme, que nous n’entendons plus dans la fureur de nos vies ; elle contient la force d’un conte initiatique. Luc de Heuch, sociologue, relatait son aventure dans le journal « En Marche », il y a de cela quelques années. Il était parti donner une série de conférences en Afrique noire. Lors du voyage à pied en brousse, il est accompagné de guides qui, épisodiquement, font halte. Interpellé par ces arrêts, l’auteur les questionne. Ceux-ci lui expliquent qu’ils doivent s’arrêter régulièrement afin d’attendre… leur âme !
Dans la frénésie de nos vies emplies de bruits et d’agitations, nous ne savons plus attendre notre âme ni l’entendre, nous nous amputons de cette dimension de notre être. Dans le silence et la solitude de la marche, nous sommes invités à refaire alliance avec elle. Le temps de l’âme est enfin arrivé, et pour toute l’humanité !
« La marche est un humanisme. Il y a un combat à mener : celui de faire marcher les gens, de mettre la marche au coeur du monde », nous explique Bernard Quinsat(1). J’aime beaucoup cette image qu’il propose : « Comme dans un monastère, explique-t-il, l’itinéraire tient lieu de clôture, et la marche répétitive est le corps de la règle. Une clôture derrière laquelle s’établit le nécessaire recul par rapport au monde, qui n’est pas un repli mais un
redéploiement de soi vers et par les autres. » La marche nous relie aux autres.
Marcher pour retrouver la santé ?
Qu’est-ce que la santé ? Considérée dans sa globalité – holistique –, elle renvoie à sa dimension physique mais aussi psycho-émotionnelle et spirituelle ainsi qu’aux différents corps subtils de l’être. La santé est « un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », définit l’OMS.
Hippocrate estimait, au IVe siècle avant J.-C., que la marche régulière est le meilleur remède pour l’homme. Les habitants des villes, déjà à cette époque, tombaient plus souvent malades que les habitants des campagnes. « Les médecins leur proposaient de se rendre à Aesculapion, vaste domaine campagnard avec des vergers, des ruisseaux, des collines, et des chèvres pâturant dans une herbe abondante. Ils conseillaient aux patients de marcher dans la campagne jusqu’à ce qu’ils soient fatigués, puis de se coucher pour se reposer, tantôt au soleil, tantôt à l’ombre d’un arbre ou d’un rocher. Une fois reposé, le malade devait reprendre sa marche jusqu’à ce que le corps se régénère ! Quand la faim se réveillait, on donnait au promeneur une jarre de terre cuite pour traire les chèvres et pour cueillir lui-même les fruits directement sur l’arbre. Après trois ou quatre semaines de ce régime de vie, le patient était délivré de ses maux et prêt à reprendre sa vie citadine. », nous relate Pierre Beaudoin(2).
J’ai croisé de nombreux pèlerins, qui se sont mis en chemin, éprouvés par une maladie plus ou moins grave. Lors de mon premier pèlerinage en 2006, j’ai rencontré Yvette dans un refuge en Espagne ; elle était âgée de 79 ans. Elle souffrait du coeur depuis quelques années. Son chirurgien – il devait lui poser un pace maker – lui a conseillé de marcher aussi régulièrement que possible. Elle a dès lors décidé de partir sur le chemin de Compostelle et a parcouru les 300 derniers kilomètres. A 84 ans, elle est repartie de Saint-Jean-Pied-de-Port pour quelques centaines de kilomètres en traversant les Pyrénées ! Elle n’a jamais dû être opérée, même si elle n’a pas guéri de sa faiblesse
cardiaque.
En 2009, pèlerinant sur le chemin du Piémont pyrénéen – de Narbonne plage jusque Saint- Jean-Pied-de-Port –, j’ai croisé Sarah, une jeune femme de 30 ans souffrant d’un rhumatisme déformant sévère depuis quelques années ; ses doigts de pied s’étaient déjà fortement rétractés. Elle a décidé de partir à pied de son domicile jusque Compostelle, en jeûnant partiellement afin d’aider son corps à se détoxiner. Quand je l’ai rencontrée, elle marchait depuis trois semaines, et me témoignait que ses pieds retrouvaient visiblement une position normale !
Et bien d’autres témoignages depuis quinze ans que je pérégrine chaque année !
La marche m’a guérie, corps, cœur et âme !(3)
Lorsque je me suis mise en route vers Compostelle, en 2006, au départ de mon domicile de Louvain-la-Neuve, je vivais dans un état de souffrance mentale et physique dont je n’avais pas perçu les signes précurseurs. Ceux-ci étaient apparus sournoisement. À 53 ans, en une fraction de temps, une prise de conscience me cloua au sol. Je mesurai ma mortalité, je butai sur ma folle illusion d’avoir toujours 20 ans. Ma vie était devenue une course en avant incessante, dans le bruit permanent de la radio, la télévision et l’éparpillement dans des engagements professionnels et intimes. J’en remplissais tous les vides en fumant, buvant, fêtant et en m’activant de manière frénétique ; en remplissant les “vides” par tous les moyens.
« Je n’ai plus 20 ans et ne dispose pas de l’éternité devant moi », réalisai-je alors abruptement. Des questions brûlantes surgirent : « Qu’ai-je fait de ma vie, comment ai-je aimé, qu’ai-je réussi ? Et d’ailleurs, qu’est-ce que réussir une vie ? » Ne voyant plus que la part sombre du monde, je ne perçus que ce que j’avais raté, mal aimé. Un sentiment puissant me traversa : j’avais tout raté, ma vie était un désastre, j’étais nulle. Ce constat me mit K. O. !
Puis, progressivement, surgirent des douleurs dans le corps, qui s’amplifièrent rapidement. Il me fallut attendre quelques mois avant de consulter un rhumatologue car je résistais. Après divers examens, le diagnostic tomba. Le spécialiste m’annonça que je souffrais de fibromyalgie. « Cette maladie ne se guérit pas, elle évolue avec le temps et le seul remède pouvant réduire la douleur consiste en la prise quotidienne d’une dose infinitésimale d’antidépresseur à vie », conclut-il. Deuxième choc : si ma vie était un désastre, je souffrais maintenant d’une maladie dite incurable et évolutive ! Une phrase du journaliste Luc Adrian résume bien l’état dans lequel je me trouvais : « Il arrive un moment dans la vie où il faut soit changer, soit mourir. » (4)
J’en étais là. J’avais perdu le goût et le sens de la vie.
Il me fallait donc partir, non pour fuir mais pour mourir à mes enfermements. C’est alors que le chemin de Compostelle s’est présenté à moi. Je partirais sans rien préparer afin de m’ouvrir d’emblée au lâcher-prise, au neuf, à la volonté du chemin. Je me mettrais en route au départ de mon domicile, avec peu d’argent. Je ne réserverais pas les hébergements et logerais chez l’habitant. Je n’emporterais pas de téléphone portable. La coupure serait totale, j’accueillerai l’inconnu.
J’ai traversé trois temps durant ce voyage initiatique. Le premier mois fut celui de la guérison du corps, le deuxième celui de l’ouverture du cœur, le troisième celui de l’éveil à la spiritualité. C’est par ce corps – en mouvement, dans le silence et la solitude, immergé en pleine nature – et ses portes d’entrée, les sens, que j’ai retrouvé le goût de la vie, la volonté de guérir et de continuer le chemin vers l’ouverture du cœur et de l’âme.
Plus tard, je comprendrai que c’est le fait de m’être installée dans une dépréciation profonde de tout mon être, d’avoir inondé et informé toutes les cellules de mon corps de ce jugement destructeur – je suis nulle, ma vie est un désastre – qui aura probablement déclenché cette sorte de dénigrement physique qu’est la fi bromyalgie. Le corps était ainsi devenu le terrain où s’incarnait la pensée profonde diffamante ; il devenait métaphore de mes pensées destructrices. Cette maladie, comme sans doute bien d’autres, possède plusieurs voies d’accès. La mienne fut celle d’une déconsidération profonde de mon être.
Le long cheminement pédestre de trois mois vers Compostelle me permit de retrouver du temps, du silence, de la solitude, de la lenteur, du lâcher-prise, de la compréhension, du sens, de l’amour, bref, de la conscience œuvrant à la guérison du corps, du cœur et de l’âme. Au retour, tout avait changé : je ne souffrais plus, la fi bromyalgie n’était plus agissante et j’avais pu déposer l’angoisse issue de notre histoire familiale. J’allais changer de travail, rompre définitivement avec la télévision et ses visions négatives sur le monde et accueillir du silence et des moments de solitude dans ma vie, à l’écoute et en alliance avec mon âme. Si la marche au long cours a participé à ma guérison, c’est parce qu’elle a touché toutes les dimensions de mon être : le physique, le mental, l’émotionnel, le psychique, le spirituel.
La marche nous rend notre souveraineté
En chemin, nous vivons une rencontre puissante avec notre souveraineté, notre humanité, notre spiritualité, notre divinité, notre liberté, notre vérité, notre souffle de vie, notre appartenance au vivant qui nous enveloppe. Ces dimensions prennent toute la place lorsque nous pérégrinons. Nous goûtons aux qualités humaines les plus sacrées. Nous nous sentons en plénitude, en reliance – cette connexion confi ante aux autres et au monde – avec l’immensité de la vie.
Le concept de souveraineté a émergé depuis ces dernières années, on le retrouve également dans la littérature. J’en retiens comme définition agissante celle qui nous nomme comme étant un territoire sacré, libre, inaliénable, responsable de nos pensées, paroles et actions, sous l’autorité suprême de notre âme et non de quiconque d’autre. Une saveur et une force vitale incommensurables auxquelles nous initie la marche, et qui nous convie à effectuer des choix en cohérence avec l’éveil de notre conscience et de nos valeurs.
Ce seront, entre autres, refuser toutes les actions qui détruisent le vivant, s’impliquer dans des lieux de solidarité, opter pour la marche à pied et le vélo plutôt que la voiture, offrir sa créativité au monde, et bien d’autres pistes encore. C’est, en résumé, aider à cocréer un monde meilleur et qui nous demande un profond engagement.
Marcher à cœur ouvert(5)
Les années passant, le désir de marcher plus lentement s’est offert à mon pas. Et quand j’ai découvert Thich Nhat Hanh(6), moine bouddhiste vietnamien, ce fut une révélation. Il énonce qu’après un seul pas, nous sommes déjà arrivés. Ce seul pas, réalisé en pleine présence, peut nous transporter de l’ici à maintenant, de l’espace au temps. Et le temps, c’est maintenant. Maintenant devient ainsi la destination ! Cette pensée me transporte.
Je souhaite également m’inscrire dans la beauté d’une marche où « chaque pas fera naître une fleur sous mes pieds, j’embrasserai la terre de mes pieds, j’imprimerai sur la terre mon amour et mon bonheur », comme l’écrit encore ce religieux. Marcher à cœur ouvert en écoutant les aspirations de mon âme, devenait mon nouvel horizon de pèlerine.
C’est dans cet état d’âme que j’entrepris mon quinzième voyage au long cours, qui me fi t découvrir cette fois la Via Arverna, en automne 2019.
L’Auvergne est une contrée où la géographie est expressive. Elle est constamment évocatrice de nos paysages intérieurs : la tempête, les volcans endormis, les gorges sombres et inquiétantes ; mais aussi les vertes prairies, les cascades, les montagnes et ses versants ensoleillés. Il m’aura fallu déchiffrer ces paysages, les rendre intelligibles pour moi, d’abord, puis pour autrui, dans une compréhension nouvelle, parfois saisissante et inattendue.
J’ai extrait de cette terre, fertilisée par ses volcans endormis, les merveilleux fruits du neuf : un peu plus de courage, de ténacité, de beauté, de confiance, d’espérance, de liberté. Un regard renouvelé sur la vie. J’ai le sentiment d’avoir exploré une autre part du monde, tant dans sa géographie physique qu’aux confins de mon être.
Oui, « la marche change le monde car elle change l’homme », écrit Alexandre Poussin.(7)
Accueillons la vie à cœur ouvert. Marchons à cœur ouvert. Écrivons à cœur ouvert. Que chaque action que nous posons tente de se déployer à cœur ouvert !
(1) « L’âge de la marche, en route vers Compostelle », fi m documentaire réalisé par Elise et Louis-Marie
Blanchard, blanchard-prod, 2018
(2) « Le pèlerin intérieur », Pierre Beaudoin, Editions du Roseau, Montréal, 2006
(3) « Compostelle. La saveur du chemin », Claire Colette, Editions Academia, Mai 2015
(4) « Foi dite en passant », Luc Adrian, Presses de la Renaissance, 1997
(5) « Marcher à coeur ouvert, de l’Auvergne vers Compostelle », Claire Colette, Editions Salvator, avril 2021
(6) « Marcher en pleine conscience », Thich Nhat Hanh, Editions Belfopnd, Pocket17304,2016
(7) « Marche avant », Alexandre Poussin, Robert Laffont, 2011
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