Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres. C’est Angélique qui parle. Elle connaît le bruit du renard. Elle connaît le bruit du chevreuil. Elle connaît la migration des oies cendrées dans le ciel. Elle connaît la tarte aux mirabelles. Elle connaît le passage du blaireau, là, un peu plus loin, regarde, juste en-dessous de la clôture qui mène aux vergers du Marcel. Moi, mes oreilles n’entendent plus. Ou alors si peu. Ou alors de manière tellement distraite. Ou alors déconnectées. Ou alors abimées. Je ne sais comment décrire mon manque d’éveil. Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres. J’écoute. Le son est rapide. Un froissement de feuilles d’arbre. Et « pouc » un bruit sourd sur le sol. Une pomme est tombée. Les Belles choses.
Je suis l’homme. Je ne sais plus tailler la vigne. Je ne sais plus reconnaître son manque d’eau, son trop-plein de grappes, ses signes de fatigue, les premiers symptômes de ses maladies. Je ne sais plus que le rosier planté juste à côté de la vigne est une sentinelle parce que le rosier, plus sensible, est le premier à signifier l’oïdium l’une des maladies les plus dangereuses. Je ne sais plus pêcher le brochet. Je ne sais plus vider la truite. Je ne sais plus préparer la carpe. Je ne sais plus pêcher à la cuillère. Je ne sais plus lancer ma ligne loin, très loin et ramener, d’un mouvement précis de moulinet, la cuillère, de façon souple, vers moi. Elle tourne, la cuillère, dans l’eau. Elle scintille, la cuillère, dans l’eau. Elle imite le poisson argenté. Et la touche. Je ne sais plus lire la touche au bout de ma ligne. Je ne sais plus.
Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres. Je ne sais plus me courber au pied du mirabellier centenaire pour recueillir les fruits orange et roses gorgés de soleil. Je ne sais plus rassembler les mirabelles dans un fût et suivre leur fermentation. Je ne sais plus porter le fût au bouilleur de cru. Je ne sais même plus qu’il existe un bouilleur de cru. Je ne sais plus que l’amande renfermée dans le noyau de la mirabelle contient des glucosides cyanogènes susceptibles de produire de l’acide cyanhydrique, un poison violent. Je ne sais plus qu’il est nécessaire de laisser reposer l’alcool de mirabelles, quelques semaines, dans une Dame Jeanne en verre dont le goulot est pro-tégé d’une compresse de gaze. Le temps de laisser s’évaporer le « cyanure » comme disent les gens. Je ne sais plus que, dans mon jardin, poussent la menthe poivrée, la mélisse, le romarin, la verveine citronnelle et que ces plantes, dans l’eau bouillante, créent le thé, la tisane, l’infusion. Je ne sais plus.
Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres. Je suis venu ici pour mettre de l’ordre dans une grange. Une grange vieille de deux cents ans si j’en crois l’inscription « 1815 » gravée dans un linteau de pierre ocre. Je suis venu ici pour emmener des vieux meubles à la déchetterie. Faire de la place. Je ne sais plus qu’il existe des meubles anciens. On dit que ces meubles ne valent plus rien. Des meubles lourds. Des meubles à jeter. En voici un, d’ailleurs. J’installe les différentes pièces du meuble contre un mur de pierres. Un socle avec quatre pieds. C’est lourd. Deux montants transversaux. D’une écriture d’antan, avec des courbes appliquées, quelqu’un a pris la peine d’inscrire à la craie grasse « G Haut » et « D Haut ». Un fond d’armoire composé de deux parties. Un haut de meuble. C’est très lourd. Deux portes. C’est lourd encore. C’est un très vieux meuble. Un détail m’impressionne. Aucune pièce de bois n’est fendue. J’inspecte les différents éléments. Aucune pièce de bois n’est tordue. Tout semble prêt à être réajusté. Dans un sac en tissu, je découvre quatre longues vis costaudes. Elles sont rouillées. Ces vis ont la tête sphérique percée de quatre petits trous. Ce sont les vis d’assemblage du meuble. Quatre vis, c’est peu. Je suis plutôt un habitué des trente-six vis fragiles de quatre tailles différentes fournies, à côté d’un brol en plastique, dans des petits sachets transparents estampillés IKEA.
J’essaye d’assembler les différents éléments du meuble. Par curiosité. Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres. Tous les élément du meuble se parlent en un jeu de tenons et mortaises. Quelle ingéniosité. Quelles belles mains ont confectionné ces éléments. Quels beaux outils ont mesuré, scié, raboté, poncé et vernis ce meuble. Certaines pièces éprouvent des difficultés à glisser l’une dans l’autre. Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres. Si un tiroir de bois ne coulisse pas bien, passe la cire d’une bougie sur les différents éléments. Tu verras. Ça glissera du tonnerre. Je vais chercher une bougie. Je frotte la cire de la bougie sur les éléments qui résistent à s’emboîter. Je replace les pièces. Les tenons et mortaises s’enchainent les uns aux autres en sensible harmonie. Comme l’homme et la femme lorsqu’ils s’aiment. Le meuble reprend vie. Quels beaux regards l’Artisan a dû poser sur ces éléments. Quel bel amour l’Artisan a dû nourrir. Quels beaux doigts souples et vigoureux ont dû caresser ce bois. Quel noble bois l’Artisan a utilisé pour que le meuble traverse, droit comme un honnête homme, les décennies sans se tordre, sans se fendre. Les bois d’aujourd’hui ne tiennent plus la distance. On les coupe, les débite et les sèche trop vite. Il se tordent et se fendillent à peine sortis des grandes surfaces. On ne prend plus le temps de laisser les troncs de chêne se vider de leur sève, dans les rivières. Nos meubles ne sont plus ces Stradivarius fruits du talent et de la patience des hommes.
Je suis seul dans la grange bicentenaire. Seul, devant un meuble dont je ne connais pas l’âge exact. Ni l’Artisan. Ni l’Histoire. Il doit avoir plus de cent ans. Il est fier, pur, intact, beau. Quatre vis suffisent pour assembler les dizaines de kilos que pèsent ses bois réunis. Quatre vis.
Les Belles choses.
Ecoute, on entend déjà les pommes qui tombent des arbres.
J’écoute le langage du bois.
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