Arrête tout. Je t’en prie. Tu pensais que ça n’arrive qu’aux autres. Tu n’as pas vu venir l’évènement. Arrête tout. S’il te plaît. Tu roulais sur ta bande de circulation. Sur ta Vespa. Arrête tout. La voiture est venue à contre sens. Dans ta ville. Tu t’es demandé ce qu’elle faisait là. Juron. Si vite. L’éviter. Impossible. Le choc. Des cris dans ton dos. Et ce noir. Ce noir dont on t’avait parlé mais que tu n’avais jamais vécu. Arrête tout. Et puis toi, hagard, sur un trottoir. Ta Vespa couchée. Ton cheval mort. Cette partie de toi morte. Arrête tout. La course. La vie. Le tourbillon. La toupie. Arrête tout.
Tu as mal. Tu te souviens que tu as un corps. Tu avais oublié que tu avais un corps. Tu négligeais que tu avais un corps. Arrête tout. Tu es obligé maintenant. Arrête tout.
Tu appelles ton premier cercle. Tu préviens. Tu annonces. Ton premier cercle te recueille. Tu arrêtes ton métier. Tu honores les factures à payer. Tu construis une trêve autour de toi. Une muraille. Une protection. Et puis tu craques.
Arrête tout.
Arrive le second cercle. Avec lui, tous les rendez-vous que tu aurais dû soigner ces derniers mois. Des gens t’aiment. Tu ne savais pas que l’on t’aime à ce point. Tu pleures. Tu marchais à côté de la vie. Tu observes le silence. Arrête tout.
Tu penses aux chemins de Saint Jacques de Compostelle. Tu te dis que tu l’arpenterais bien, maintenant, ce chemin, à la recherche de toi-même. Tu penses aux promenades que tu n’as pas accomplies ces dernières années, leur préférant ton smartphone, les courriers, les combats, les promotions. Arrête tout. La planète est à bout de souffle. Toi aussi. Tu suffoques sous les courriels, les SMS, les WathsApp, les Messenger, les Instagram. Arrête tout. Tu suffoques.
Une voiture a balayé la trajectoire de ton étoile filante, ta Vespa rouge. Cette voiture, c’est ton miroir. Ce mur, c’est ta vitesse folle, incontrôlée, sans permis. Arrête tout. Tout.
Oh, le bruit du ruisseau. Oh, le rayon du Soleil. Oh, le silence de la Lune. Écoute. Médite. Oh, tu aimerais tant faire rouler les dés pour qu’ils te disent le sens à donner à cet accident. Tu voudrais faire parler l’Invisible. Tu ne sais plus comment on fait parler l’Invisible. Le Ciel ne te raconte plus rien. Tu ne sais plus qu’il y a des cycles à la Lune. Tu ne sais plus qu’il y a un mouvement à la Terre. Tu ne sais plus qu’il y a des Solstices.
Tu entends le mot « Analemme ». Tu ne sais pas ce que signifie ce mot. Ce mot vient à pied du fond du Cosmos. Il s’est perdu en cours de route. Il a dû tomber de la poche des hommes et des femmes bien trop occupés aux choses
modernes. L’Analemme ne fait plus partie des préoccupations humaines. C’est dire tout ce que tu as perdu. Alors. Arrête. Arrête tout. Je t’en prie. Alors. S’il te plaît. Tu as perdu le contact avec le Cosmos, avec l’Invisible en dehors de toi. Tu as perdu le contact avec l’Invisible à l’intérieur de toi.
L’Analemme, c’est le dessin tracé par le Soleil dans notre Ciel au cours d’une année calendaire. Ce dessin se construit en suivant les différentes positions du Soleil relevées à une même heure et depuis un même lieu. Ça se passe à ton insu puisque tu ne regardes plus. Si tu le souhaites, tu peux voir se dessiner l’Analemme sur le sol. Plante un bâton dans la terre. Marque, chaque jour, à la même heure, durant une année, l’endroit correspondant au sommet de l’ombre du Soleil sur ce bâton. Au sol, le tracé de ces marques dessinera un 8. Oui. Tu verras. L’infini. L’Analemme du Soleil dessiné sur le sol te permettra de visualiser, aux deux extrémités du 8, le Solstice d’Été et le Solstice d’Hiver. Soit, la position la plus haute du Soleil dans le Ciel. Soit la position la plus basse du Soleil dans le Ciel.
Arrête tout. Plante un bâton dans la terre. Le Cosmos te dit que tout est affaire de cycle. Tu l’as oublié. L’existence n’est pas une ligne droite. Elle se fracasse, l’existence, lorsqu’elle est une ligne droite. Arrête tout. L’existence a la forme de la lemniscate, le symbole de l’infini. Tout est affaire de cycle.
Arrête tout. Tu interroges tes crédits. Tu interroges tes abonnements. Tu interroges ta garderobe. Tu interroges tes croyances. Tu interroges tes Amis. Tu interroges les émissions que tu regardes à la télévision. Tu interroges les écrans. Tu interroges cette voiture noire venue barrer ton existence, l’accident, ta vie arrêtée, stoppée, encastrée dans le labyrinthe de ton Destin. Coup de tonnerre dans ton Ciel.
Tu cherchais à lire l’Invisible. Tu n’y parvenais pas. Arrête tout. Interroge ce petit orteil que tu cognes contre un pied de table. Interroge ta chute, même minime, dans l’escalier. Interroge la soupe bouillante déversée sur ta main. Interroge la brûlure du plat de gratin sur ton poignet. Interroge l’entaille du couteau dans la pulpe de ton doigt. Interroge.
Tu enchainais dix rendez-vous sur une journée. Tu enchaînais cent courriels. Aujourd’hui, l’unique épreuve de ta semaine prochaine, c’est de te rendre en voiture chez ton médecin.
Tu donnais de ta personne. Tu étais le sol, l’arbre, le tronc, la branche, le bourgeon, la fleur et la graine. Tout à la fois. Sans faillir ni d’un mot ni d’un geste. Interroge le verre qui se casse entre tes mains, dans l’eau tiède de la vaisselle, et te coupe.
Tout est affaire de cycle. L’Analemme du Soleil le dit. Chaque jour. Nous avons oublié de regarder l’Analemme du Soleil. Nous sommes tantôt au plus haut de notre Ciel et tantôt au plus bas de notre Ciel. Nous aussi, nous avons nos Solstices. Nous aussi, nous avons nos jours courts et nos jours longs.
Arrête tout. Tu pensais que ça n’arrive qu’aux autres. Tu n’as pas vu venir l’évènement. Arrête tout. Tu roulais sur ta bande de circulation. La voiture est venue à contre sens. Dans ta ville. Tu t’es demandé ce qu’elle faisait là. Juron. L’éviter. Impossible. Le choc. Des cris dans ton dos. Et ce noir.
Tandis que l’Analemme du Soleil dessinait la Sagesse.
La loi du Cosmos.
Sans un bruit.
Dans le Ciel.
Plante un bâton dans la terre.
Arrête tout.
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